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Ca faisait un bon moment qu'elle l'observait régulièrement, et elle se croyait suffisamment discrète pour que le fait qu'elle se trouve ~innocemment~ assise sur un banc non loin de son point d'atterrissage passe pour naturel. Mais elle n'était pas une très bonne observatrice, à ce qu'il semblait, et ses capacités de filature laissaient encore largement à désirer.
Pourtant il n'avait encore jamais montré le moindre signe comme quoi il l'aurait repérée, et encore moins d'agacement ou d'agressivité, ce qu'elle aurait jugé cohérent pour quiconque s'aperçoit qu'il est épié à son insu. De plus, certains mutants pouvaient avoir des réactions imprévisibles si leurs pouvoirs venaient à être connus ou, pire, constatés.
Lui ne semblait pas gêné le moins du monde qu'elle l'ait surpris en train de voler. Et contrairement à de nombreux artistes amateurs qu'elle connaissait... Avait connus, il n'avait pas l'air spécialement timide quant à sa pratique. Peut-être qu'il aurait été plus honnête de lui demander de lui montrer son chant et ses figures aériennes directement. Mais elle avait préféré une option moins risquée. Si on la réussissait. Pas si on se faisait repérer comme une débutante. Ce qu'elle était, au demeurant.
Bêtement, elle refusa tout d'abord d'admettre son impolitesse, et fit semblant d'avoir été assise là depuis toujours, et d'être surprise d'être abordée par cette personne qui venait de faire un plongeon d'une centaine de mètres avant d'atterrir près d'elle.

"... Bonjour ?"

Toute situation gênante était taboue, et de ce fait, si la personne incriminée ne présentait pas d'excuses et prétendait ne pas remarquer le souci, il aurait été très indélicat de le lui exposer, surtout en public. On se taisait donc, évitant la confrontation (sauf en cas de question d'honneur, bien entendu, même si chacun mettait son honneur où il voulait dans une petite ville de planteurs). On ne se privait pas bien sûr de noter soigneusement l'événement, et d'être à même d'y faire encore allusion dix ans plus tard lorsque le goujat se mettrait en tête de marier un de ses enfants.
Comme si on allait leur laisser le droit de se maintenir en bonne société alors qu'au bal de 1832, tout le monde savait très bien qu'il avait refusé de danser avec la fille du marchand de dentelles de manière particulièrement glaciale, et donc, vexante pour tous ceux qui avaient avec la jeune fille ou le père un lien de parenté direct ou indirect, ou un lien d'amitié, d'estime, de respect, de connaissance, les avait déjà salués dans la rue ou portait une tenue de la même couleur ce soir-là.

Ca paraissait atroce aux gens de cette époque, elle l'avait vite compris, mais elle trouvait ce carcan de règles reposant. Une fois qu'on les avait assimilées, ce qui ne prenait pas si longtemps si on y mettait un peu du sien et qu'on avait une mère ou même une préceptrice, maîtresse d'école ou parfois nourrice qui s'occupait correctement de sa charge. Ensuite, impossible de faire un faux pas sans le vouloir : on avait suivi la prescription ou non. En revanche, tout l'art était de doser les écarts de façon à intriguer et insulter sans jamais être tout à fait en tort. Mais Leigh n'avait jamais joué à ce genre de parties d'échecs. Ses amies et elles avaient suffisamment à faire pour supporter leurs maris si durement conquis et si rarement méritants sans se crêper le chignon comme des paysannes ou des femmes de peu.

C'est pour cette raison que l'adaptation lui prit un moment. Mais elle réalisa d'elle-même assez rapidement l'absurdité de sa conduite. Le jeune homme n'avait pas l'air de lui en vouloir, et il ne fallait pas s'attendre à ce qu'il suive des codes qui n'existaient plus depuis des décennies.
Elle soupira, secouant la tête doucement en faisant voltiger ses boucles d'un blond sombre.

"Veuillez m'excuser. Je pensais que le meilleur moyen de ne pas vous déranger était de rester dissimulée. J'ai peut-être eu tort."

Elle se leva du banc en pierre qu'elle n'avait même pas eu le temps de réchauffer.

"Je m'appelle Leigh.", déclara-t-elle en lui tendant la main, comme elle avait pris l'habitude de le faire avec les médecins du centre hospitalier, qui semblaient incapables d'entamer une consultation sans ce geste rituel.
Au départ, elle trouvait cette familiarité révoltante, tout comme l'idée d'être seule dans une pièce avec un homme, fut-il docteur. Elle s'était rapidement adaptée quand elle avait remarqué à quel point tout le monde semblait trouver cela normal, mais avait mis plus de temps à se détendre réellement à ce sujet. Personne n'avait fait mine d'être menaçant, cependant, et elle avait pris confiance.

Elle observa le garçon en face d'elle, et se rendit compte qu'elle était curieuse de faire plus ample connaissance avec lui. Le suivre de loin était une chose, mais lui parler enfin de vive voix en était une autre, et son attitude insouciante, imperturbable, l'intriguait.

"J'ai l'habitude."

Elle secoua légèrement la tête, un air presque réprobateur sur le visage.

"Ce n'est pas une excuse."

Peut-être avait-il dit ça à dessein. Pour lui faire comprendre qu'il n'appréciait pas son comportement, et qu'il le supportait uniquement car il n'avait jamais pu y échapper. Les "mutants" devaient souvent être regardés comme des bêtes de foire, si son opinion des caractéristiques universelles du genre humain était juste.

Il lui serra la main en retour. Sa poigne était douce et sa peau fraîche. La sensation n'était pas désagréable. Elle avait eu peur de devoir toucher une paume moite, humide à cause de l'effort fourni pour voler, mais il semblait que le jeune homme n'ait pas à dépenser d'énergie physique particulière pour utiliser son extraordinaire capacité, ou qu'il récupérait très vite.
Il se lança dans un discours relativement décousu où il la comparait à un oiseau et se demandait si elle avait été choquée de l'apercevoir brisant les lois de la gravité. Elle ne savait pas vraiment si elle devait être flattée ou vexée. Etait-ce une bonne chose d'être comparée à un oiseau par un humain volant ? Difficile à dire.
Elle dut cligner des yeux comme pour chasser une poussière pour reprendre le cours de ses propres pensées après les étranges comparaisons du jeune homme.

"Non. Je connaissais déjà l'existence de la magie. Je suis ... une sorte d'ange, je crois. Si le mot "Whitelighter" vous parle... ?"

Il avait l'allure d'un jeune premier qui invitait sa promise à danser pour la première fois, en moins fébrile peut-être. Elle espérait qu'il ne s'imaginerait pas que parce qu'ils avaient à peu près le même âge et des pouvoirs divins, il pourrait la considérer comme une potentielle conquête. Mais il était trop tôt pour s'en inquiéter vraiment, et elle acquiesça en se tournant vers la forêt.


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"Oui...", lui répondit-elle simplement, en quête d'un endroit confortable où ils pourraient s'installer. A part le banc où elle avait pris place en hâte, qui était couvert de lichens humides, elle ne voyait aucune option qui lui parût acceptable.

"Vous connaissez le parc mieux que moi, je pense.", suggéra-t-elle, assumant que le jeune homme - Théophile - celui qui aime Dieu, ou celui qui est aimé par Dieu, lui avait appris son mari, qui ne manquait jamais de se moquer des noms chrétiens - avait suivi le même chemin de pensée qu'elle.

Elle hocha la tête, soulagée qu'il soit déjà au courant de ce qu'être un whitelighter impliquait, car elle aurait eu bien du mal à lui expliquer.
Il réfléchit une seconde avant de poursuivre.

"Si marcher ne vous dérange pas....Sinon on peut tenter de trouver un banc un peu meilleur que celui où vous êtes."

Elle s'obligea à le gratifier d'un léger sourire.

"J'aime bien marcher. Même si j'imagine qu'en étant capable de voler dans les airs, cela doit vous sembler bien fade."

Ils se mirent à suivre une allée bordée d'arbres. Elle avait conscience de son regard sur elle et tenta de l'ignorer de son mieux pour lui laisser le loisir de l'observer à loisir. Après l'opération d'espionnage à laquelle elle s'était adonnée, c'était la moindre des choses. Il lui redonna son nom et elle frémit de honte quand il lui demanda depuis combien de temps elle l'épiait et lui apprit qu'il l'avait repérée depuis bien longtemps. Ses joues prirent un peu de couleur et elle détourna la tête vers la pelouse qui s'étendait de l'autre côté de la rangée de platanes pour soustraire son visage au regard de Théophile.

"Je ne sais plus... Exactement. Peut-être un mois ou deux. Ou trois. Oui, je crois que je vous ai vu pour la première fois peu après ce fameux cours où... Bref, peu importe."

Il n'avait pas l'air vexé, ni agressif d'aucune manière. De toute façon, autrement, elle aurait déjà fui à toutes jambes. Peut-être même se serait-elle envolée.
Ils marchèrent un moment en silence.

"Pouvez-vous m'en dire plus sur l'Institut ? A vrai dire, vous êtes la première personne à en faire partie à qui je parle. C'est une sorte d'école, n'est-ce pas ?"