On le lui avait signalé, bien sûr. Qu’une femme cherchait visiblement son mari, son amant, ou un proche perdu. Qu’elle était une pure inconnue, aussi. Et qu’elle semblait avoir parfois des réflexes étranges, pas vraiment propres au XXIe siècle ni aux habitudes de la région. Toutes sortes d’informations avaient vogué jusqu’à lui, notamment parce que ladite inconnue insistait visiblement pour atteindre son objectif. En fait, il aurait été plus juste de dire qu’elle avait surtout attiré l’attention parce qu’elle n’hésitait pas à remonter toute la hiérarchie démoniaque afin d’en savoir un peu plus sur cet homme qu’elle recherchait… Et de bouche à oreille, la persévérance de la jeune femme aidant, des rumeurs avaient circulé, jusqu’à ce fameux soir, où Claunech avait été dans un bar avec d’autres démons. Il se rappelait très bien avoir froncé des sourcils tandis que le serveur lui donnait son verre, un simple gin. Il avait tourné la tête vers ses congénères à ses côtés, et avait pris la parole, haussant un sourcil à l’encontre des démons.

- Une gardienne ?

Le bookmaker avait laissé passer un léger blanc avant de reprendre :

- Une gardienne qui souhaite rencontrer des démons ?

L’autre sur le siège adjacent s’était tortillé, mal à l’aise une seconde d’avoir lancé le sujet, et puis, avait finalement lâché la réponse.

- A ce qu’il parait. En fait, on n’en sait pas vraiment beaucoup sur elle, pour le moment, elle n’est pas passée beaucoup de fois. Mais certains prétendent que son aura vient des serviteurs de Dieu… Et on l’a jamais vue en Enfer. Son visage nous serait bien réapparu à un moment si c’était le cas.

- Et vous l’avez laissée partir ?

- Ben ouais. Fallait pas nous prendre pour des débiles si elle refusait de nous faire des pactes où on avait quelques avantages.

Claunech l’avait simplement regardé en sirotant son verre et le sujet s’était alors clos de lui-même. Pour un temps. Il n’avait pourtant pas cherché à le rouvrir ; c’était en fait le même démon qui était finalement venu le retrouver en Enfer. Il lui avait expliqué maladroitement qu’il devait un service à un autre démon qui lui avait parlé de la femme ; et que donc il lui avait envoyé un mot pour lui donner rendez-vous ; mais ça puait cette histoire, ça ne sentait pas bon, et il avait toujours un sens infaillible ; alors si jamais ça l’intéressait, ben, il venait au cas où lui dire que la gardienne serait là-bas à Jacksonville, pour pas qu’il soit étonné si cela créait des remous ou quelques problèmes.

Cette fois, Claunech l’avait interrompu dans son discours sorti d’une traite. Peut-être de manière assez calme et froide, ce qui avait contribué à renforcer le malaise du démon. Mais au moins, ça avait été efficace. Il lui avait donné les informations qu’il voulait.

Juste, il ne savait pas le nom de l’ancien mari de la femme. Si c’était bien son mari… Et il ne savait pas non plus tout de la gardienne. La seule chose qu’il avait pu lui dire, c’était qu’elle était apparue « pouf » comme ça, mais qu’elle semblait avoir des habitudes d’une autre époque. Même si elle s’adaptait vite.

Sans doute que le démon avait estimé que c’était l’heure de tirer sa révérence, puisqu’il s’était assez vite éclipsé sans demander son reste. Claunech, pour sa part, avait gardé les informations qu’il avait dans un coin de son esprit… Et s’était finalement au rendez-vous organisé avec la jeune femme. L’autre damné ne viendrait pas… Et du reste, il était curieux de voir ce que pouvaient faire les gardiens. Il n’en avait encore jamais véritablement rencontré, après tout, hormis lors de sa « rencontre » Sytry, où ils avaient massacrés la maison, en plus de tuer les deux serviteurs de Dieu. Donc bon. Ca ne comptait pas vraiment.

Et puis, même si certains humains pouvaient n’être guère intelligents, le bookmaker ne considérait pas non plus qu’ils étaient tous stupides. Cette gardienne pourrait très bien etre intéressante. Et puis, qui, parmi tous les appelés de Dieu, avaient pris contact avec des démons pour retrouver son amant perdu ? C’était une manière de faire originale. Surtout, cela montrait qu’elle était déterminée… Et Claunech avait bien envie d’en savoir plus sur la jeune femme et jusqu’où elle serait prête à aller.

Il s’était donc téléporté peu avant le rendez-vous, la lune dardant ses rayons dans un ciel sans nuages. Là où il allait, pourtant, point de lumière lunaire n’allait pouvoir éclairer les rues sombres dans lesquelles il allait s’aventurer. Pourtant, c’était quand même bien plus appréciable que toute cette obscurité souvent remplie de poussière et de saleté.

Mais ce n’était pas lui qui avait établi le rendez-vous, et de toute façon, s’ils le voulaient, ils pourraient toujours se déplacer autre part, s’ils en avaient envie.

C’était ainsi que muni d’un simple costard assez léger, il s’était aventuré dans la rue établie pour le rendez-vous. Rapidement, il put repérer la femme en question : blonde, fine, sur le qui-vive, elle correspondait aux descriptions que lui avait fait son subordonné. Bien. Il n’aurait pas à chercher. Ce qui était un bon point, en soi : si elle avait été absente, sans doute n’aurait-il pas trop traîné à retourner en Enfer sans vraiment l’attendre.

Si elle semblait tendue, néanmoins, il lui fallut du temps pour remarquer sa présence. Il remarqua qu’elle levait les yeux vers le ciel, pour le peu qui apparaissait avec la lumière glaçante de la ville et tous les échafaudages. Mais Claunech n’eut pas l’occasion de prendre la parole : avec un sursaut, elle le repéra et elle se tourna pour lui faire face.

"C'est vous qui m'avez contactée ?"

En silence, Claunech l’observa. On lui avait dit qu’elle venait probablement d’une autre époque, comme on avait déjà pu le remarquer pour la plupart des gardiens. Pour celle-ci, néanmoins, elle n’avait rien de choquant, mais rien de plus standard non plus. Une jupe qui allait jusqu’à une longueur décente et un simple chemisier. Compréhensible, vu le temps qu’il faisait, même si c’était la nuit.

Quant à sa question…

- Cela est si important ? demanda-t-il sur un ton affable et tranquille, comme s’il n’était pas dérangé le moins du monde par le ton direct de la jeune femme.

Il aurait pu lui dire qu’il était un démon à qui on avait référé son cas. Mais c’était des explications qui n’étaient pas vraiment importantes, ici ; l’autre avait sans doute dû garder son anonymat et que Claunech ait pris sa place ne changerait rien pour la jeune femme.

Ou presque, en tout cas.

- Même si j’aurais peut-être choisi un lieu plus affable pour discuter. Vous êtes Leigh Greensleaves, c’est bien ça ? Vous avez attiré l’attention de mes démons l’autre soir…

Il n’était pas agressif, mais il l’observait, cela, c’était sûr. Ses réactions, son maintien, son comportement… Tout était bon à prendre. Et qu’il s’en fasse une alliée – si on pouvait appeler cela ainsi – ou plutôt un divertissement pour voir ce qu’elle était capable de faire… Tout dépendrait d’elle.

Claunech s’était arrêté à un deux ou trois mètres de la jeune femme, l’observant de la tête au pied, tout en se tenant à l’aise face à la gardienne.

- De ce que j’ai entendu, vous recherchez quelqu’un. Mais celui qui m’a envoyé ne semble pas connaître tous les détails. Qu’est-ce que vous penseriez de peut-être faire connaissance ? Ici ou ailleurs. Ce n’est pas comme si je ne pouvais pas aller dans certains lieux.

Enfin, disons qu’être le démon de l’argent aidait à pas mal de choses.

- Alors vous auriez une préférence ? C’est la première fois que je rencontre une gardienne, alors si mes premiers échanges avec pouvaient être cordiaux, je ne dirais pas non.

Après, ce n’était clairement pas un ange non plus, il avait déjà fait pas mal de mauvais coups depuis son arrivée à Jacksonville. Mais ça, elle ne le savait pas.

- Et il n’y a pas des choses que vous voudriez savoir sur ce monde ? Je pourrais peut-être vous renseigner en passant.

Quant à savoir s’il demanderait une compensation… Sans doute. Sûrement. Mais peut-être pas tout de suite, cela dit. Il se souvenait toujours qui devait lui payer des dettes, et il ne l’oublierait pas même avec elle. Encore plus si c’était une gardienne.

- Qu’est-ce que vous en dites ? lança-t-il, avec un sourire affable, mais toujours neutre.

Sans doute son comportement changerait-il lorsqu’il en connaîtrait plus sur elle et qu’il l’aurait un peu observée.