Voir des oiseaux cogner les vitres était courant quand ceux-ci essayaient d’apprendre à voler. Peut-être se heurtaient-ils aussi à d’autres obstacles, quand ils évoluaient pleinement dans la nature ; à Jacksonville, ils avaient plutôt les parcs, et surtout le milieu typiquement urbain de la ville. C’était quand Claunech était rentré d’une séance d’escrime qu’il était tombé sur l’oiseau en question. Il avait négligemment lancé son arme rangée dans son fourreau dans un coin du salon, puis avait ouvert la fenêtre. Pour aérer, d’une part, et puis, pour le simple plaisir de prendre son temps à la fenêtre. Il était en train d’imaginer ce qu’il allait faire ensuite quand l’oiseau avait heurté la fenêtre juste en dessous de lui de plein fouet. Un instant surpris, il l’avait vu tombé vers le sol avant de réagir assez rapidement. Il avait quand même eu la bonne idée de ne pas sauter par-dessus la fenêtre : le vent l’aurait directement protégé, après tout, mais les voisins d’en face auraient peut-être fait une crise cardiaque en le voyant sauter dans le vide. Et plus encore en le voyant flotter dans les airs. Or, si Claunech se fichait bien de leurs avis, il tenait quand même à éviter les questions curieuses et inutiles. Sa couverture en tant qu’humain lui convenait sans problèmes, et le démon n’avait guère envie que cela change avant quelques temps.

Enfin, il avait vu l’oiseau, donc, et avait dès lors utilisé son aérokinésie rapidement pour récupérer le volatile. Un instant, Claunech avait bien cru qu’il était mort, comme c’était souvent le cas, d’ailleurs. Mais contre toute attente, l’oiseau avait remué, légèrement d’abord, puis plus fortement au fur et à mesure que le temps passait. Le démon en avait déduit qu’il avait donc de la ressource avant de s’apercevoir qu’un détail clochait. Ses ailes avaient mal encaissé le choc, et si l’une semblait encore fonctionner, ce n’était pas le cas de la seconde.

Ce n’était pas comme si le temps était un problème, et encore moins l’argent. Après avoir confectionné une attelle à l’animal, pour au moins qu’il ne bouge pas son membre cassé, il avait quand même été voir un vétérinaire par principe. Pas qu’il lui avait pris quelque chose de véritablement nouveau – il avait eu le temps d’apprendre un minimum de choses sur les oiseaux, en un millénaire – mais une broche était quand même plus solide qu’une attelle maison. Sans aucun scrupule, il avait ensuite payé avec les sous d’un autre et… Il avait ramené le volatile à la maison.

Un volatile qui était un faucon pélerin d'ailleurs. C’était un oiseau de proie assez jeune mais qui était du reste dynamique et le démon avait veillé à ce qu’il puisse se rétablir. Un instant, le démon avait cherché comment il était parvenu jusqu'à ce milieu urbain, puis avait finalement renoncé à comprendre le comment du pourquoi. Ce qui comptait était plus le fait que l'oiseau était venu ici.. Et il était finalement venu l’heure que le rapace vole, ou essaye en tout cas de reprendre son indépendance. Claunech s’était ainsi isolé à quelques mètres au-dessus du sol, l’oiseau sur son bras, qui avait plusieurs fois battu des ailes, sans oser pour autant faire le pas.

Claunech allait donc l’encourager à prendre son envol lorsqu’il sentit un changement dans le vent. Minime pour quelqu’un qui n’aurait pas été attentif, mais le démon avait spécialement veillé à ce que le vent ne soit pas spécialement fort, aujourd’hui. En tout cas, pas au point d’avoir une rafale brusquement. Lorsque donc un brusque courant d’air passa à côté de lui, Claunech fronça des sourcils avant d’utiliser son pouvoir pour le stopper net et ranimer le vent… dans le sens contraire à la bourrasque qu’il avait sentie.

Cela donnait donc légère brise tranquille qu’il faisait tournoyer autour de lui, loin d’un vent rapide qui se réveillait sans prévenir.

Observant le ciel sans pour autant apercevoir grand monde – hormis un corbeau qui volait non loin de là – le démon finit par ramener son attention sur l’oiseau qu’il protégeait. S’il y avait quelqu’un dans les environs, de toute façon, il finirait par le sentir d’une manière ou d’une autre…

- Envole-toi. Il est grand temps que tu fasses le saut maintenant… Et tu pourrais même avoir un camarade, là-bas…

S'il ne devenait pas sa prochaine proie.

Pour les oiseaux, voler avait quelque chose de naturel. C’était tout du moins une aptitude qui leur était propre – à l’exception de certaines espèces qui restaient quand même sur la terre ferme. Dans leur cas, le faucon avait peut-être plus envie que n’importe qui d’autre de retrouver son élément naturel, et Claunech ne pouvait pas vraiment lui donner tort. Aussi, quand il prit son envol et que le démon le vit se stabiliser via un courant ascendant, un sourire vint germer sur ses lèvres, et il laissa l’oiseau prendre ses distances pour voler comme il lui plaisait.

Qu’il attaque le corbeau ne lui faisait ni chaud ni froid, il fallait l’avouer. Après, ce n’était pas non plus comme s’il avait connaissance que celui-ci était attaché à un sorcier. L’oiseau lui semblait juste solitaire, et qu’il soit la proie du faucon ou non ne lui posait pas vraiment problème.

Autant le ciel lui avait semblé calme, autant le vent ne correspondait pas vraiment à ses attentes, cependant. A dire vrai, quand un courant passa plus fort à côté de lui pour se diriger dans la direction des deux oiseaux, cela le fit légèrement froncer des sourcils, mais le démon ne l’arrêta pas pour autant. D’une certaine manière, le vent ne le perturbait pas plus que ça, et pour ce qui était des deux volatiles, devoir voler contre certains courants faisait partie de leur quotidien. Claunech aurait pu stopper les bourrasques éventuelles pour préserver le faucon, bien sûr, mais cela ne lui aurait pas forcément rendu service non plus. Le bookmaker n’intervint donc pas, ou en tout cas, pas dans un premier temps, regardant simplement le faucon et sa manière de ne pas approcher du corbeau.

Ou il n’arrivait pas à ajuster sa trajectoire à cause de son aile récemment blessée – cela pouvait toujours bien avoir une influence, après tout – ou il y avait un problème qui n’était pas vraiment normal, et Claunech s’approcha légèrement avant de s’immobilier quand il vit l’oiseau noir faire demi-tour pour s’approcher de lui. Le faucon était toujours dans les environs, mais il était quand même plus à reculons, ce qui ne devait peut-être pas déplaire au corbeau.

Lorsqu’il vint finalement tourner autour de lui, Claunech l’observa un instant. Une chose était sûre, il n’était pas peureux pour un sou. En tout cas, il semblait voler sans crainte autour du démon, et celui-ci tendit le bras si jamais le volatile voulait venir se percher sur lui et avoir un point d’appui. Il l’avait fait sans néanmoins trop y croire, aussi fut-il un peu surpris lorsque le corbeau vint s’installer sur le bras qu’il lui avait tendu. C’était… Surprenant. Mais peut-être plus sécurisant pour lui également, sachant qu’il y avait le faucon dans les parages.

Ce qui le faisait penser à une chose. S’il n’avait pas peur de tourner d’un « humain » au point de se poser sur son bras, cela voulait tout simplement dire que d’une part, il avait l’habitude d’une telle présence autour de lui. D’autre part, il n’avait pas l’air d’être plus perturbé que ça de voir un homme en plein milieu du ciel. Mais il avait déjà regardé, aucun aérokinésiste ne semblait présent dans les environs… Et si son compagnon éventuel pouvait bien sûr être au sol, cela serait quand même assez curieux s’il ne venait pas lui aussi voler à son tour. A moins qu’il ne voulût être discret, mais ç’aurait été assez surprenant aussi.

Claunech réfléchit donc un instant, tout en gardant un œil vers le faucon qui s’était rapproché aussi, sans néanmoins attaquer cependant. D’une certaine manière, le démon l’en aurait vite dissuad, et du reste, ce n’était pas une bataille entre les deux volatiles qui l’intéressait plus, pour le moment. Il voulait plus savoir s’il y avait quelqu’un - un aérokinésiste surtout - dans les environs, et il allait un peu lui forcer la main pour le pousser à réagir.

Il ne s’en prendrait pas aux oiseaux cependant. D’une part parce qu’ils n’avaient rien demandé, et puis, parce que créer une tempête avec une mini-tornade devant lui, ça n’aurait pas vraiment été drôle pour les deux volatiles. Il créa donc une bulle pour chacun d’eux où ils ne seraient pas affectés, avant d’utiliser vraiment son pouvoir et de réaliser son idée.

Rapidement, le vent se réveilla pour se déchainer de manière plus forte, créant une sorte de tourbillon d’air touchant les environs. Il n’allait pas le faire durer longtemps. Mais peut-être qu’un phénomène de cette envergure pousserait un éventuel aérokinésiste à se manifester… S’il y en avait bien un, cependant, ce qui restait encore à confirmer.

Créer une tornade, quand on savait s’y prendre et qu’on maîtrisait son élément, n’était pas difficile, encore moins quand on avait un millénaire d’existence et qu’on avait eu le temps d’apprendre à développer son pouvoir. Aussi, quand le vent se plia à sa volonté, Claunech eut tout le loisir de voir le tourbillon d’air se former. Il avait juste évité que le faucon soit pris dedans, ainsi que le corbeau qui était manifestement venu se poser sur son bras. Cela lui faisait toujours penser qu’il était domestiqué ; pour autant, le démon ne s’attendait pas vraiment à voir une tête connue dans la tornade qui se trouvait devant lui.

En fait, Théophile apparut de manière très courte ; quelques secondes tout au plus avant qu’il ne soit de nouveau « emporté » par la force de la tornade. Ou ce fut ce que crut Claunech, avant qu’il ne revoie son jugement. Le jeune homme n’était pas pris en tant que tel dans ce qu’il avait créé, sinon il l’aurait de nouveau vu passer devant lui vu la vitesse de l’air. Soit il s’était donc téléporté ou était devenu invisible, ce qui était toujours possible comme les mutants pouvaient avoir un second pouvoir. Soit… il avait une caractéristique des plus intéressantes. Liée au vent. Mais restait à découvrir laquelle.

Claunech n’allait pas jouer aux devinettes : il aurait peut-être pu, mais ce n’était pas la raison pour laquelle il était sorti. Il stoppa donc sa tornade, laissant le vent s’apaiser, et cherchant par là même une trace possible de l’adolescent qu’il avait autrefois rencontré en étant bien saoul. Visiblement, son blocage était passé. Bieeen, donc, il allait pouvoir jouer.

Cela étant dit, même s’il avait apaisé la tornade, Théophile restait toujours invisible et Claunech s’interrogeait. Il avait un certain moyen de pression, si le corbeau qu’il avait sur son bras était bien lié à l’adolescent, mais cela restait à voir quand même.

- Il semble que tu saches déjà mieux maîtriser le vent, lâcha le démon avec un certain sourire. Tu te montres ou je dois recommencer à te trimballer d’un coin à l’autre pour que tu te décides à réapparaître ? C’est tout à fait envisageable tu sais.

En tout cas, Claunech n’aurait aucun scrupule à lui en faire voir de toutes les couleurs, en tout cas s’il était bien lié au vent autour d’eux.

Puis, il n’était pas sûr que le jeune homme apprécierait qu’il touche à l’oiseau qui était près de lui.

- Si pas, je peux toujours faire revenir le faucon de notre côté, et voir qui gagnerait entre lui et le corbeau… Même s’il m’a l’air assez sage, ce serait dommage.

Son ton était tranquille, et il s’agissait plus de la provocation, mais Claunech n’était pas certain que Théophile se montre, autrement. A voir ce qu’il allait faire, à présent.

Claunech était sérieux pour le faire voltiger dans les airs. Pour l’oiseau… Il s’agissait plus d’un moyen de pression. D’une sorte de détonateur, si on voulait, pour faire activer le jeune homme. Le démon n’avait pas menti quand il avait dit qu’il pourrait lui faire du mal ; ce n’était le premier oiseau qui aurait péri à cause de ses pouvoirs, lorsqu’il avait, par exemple, déclenché à l’occasion des tornades qui avaient ravagé certaines villes ou même certains villages. D’un autre côté, sa cible principale n’avait jamais été vraiment les animaux. Peut-être parce qu’ils n’avaient rien à voir entre le conflit qui opposait les démons et les humains, même si ceux-ci pouvaient s’attacher énormément à certaines espèces, comme le chat et le chien, à titre d’exemples.

Mais Claunech savait que plus que n’importe quelle menace, celle-ci aurait le plus d’effet. D’autre part, c’était aussi un test : si cet oiseau n’appartenait pas à Théophile, à moins qu’il soit rempli de bonté extrême, il n’en aurait rien à battre ; en revanche, si cet oiseau était bien allié à l’aérokinésiste, il n’allait certainement pas partir sans rien dire.

Et de fait, si Théophile ne parla pas, Claunech put sentir le vent se diriger vers lui. Il était toujours curieux de savoir si le jeune homme était invisible ou si son pouvoir s’était plus développé en autre chose, mais pour autant, il ne se laissa pas faire. Laissant l’oiseau ouvrir les ailes par réflexes, en sentant la bourrasque, il le laissa s’envoler, mais ne laissa pas s’échapper l’air autour de lui, qu’il immobilisa fermement. Il jeta un coup d’œil rapide vers l’oiseau, et il put remarquer que s’il n’était pas très loin, il s’était quand même envolé.  

Et le faucon n’était pas encore dans la même zone que le corbeau. Parfait.

Il pouvait donc décider de ce qu’il allait faire de Théophile, s’il l’avait bien immobilisé autour de lui.

S’il avait bien vu, c’était peu après avoir été pris dans la tornade que l’aérokinésiste était apparu en chair et en os : il lui avait donc fallu, si ce n’est des sensations fortes, au moins être dépassé par ce qui l’entourait pour « retrouver » son corps ou, si c’était le cas, perdre son invisibilité.

Encore que, s’il avait été invisible, sans doute aurait-il parlé plutôt que simplement « l’attaquer » avec le vent, sachant que cela risquait de n’avoir aucun effet définitif.

Bref,bref, bref. Qu’est-ce qu’il faisait de lui ?

Si Théophile reprenait pied quand il était dépassé, un peu comme sa maîtrise du vent était instable, alors il n’avait qu’à reproduire la même chose. Mais il allait être gentil.

- Je te laisse dix secondes avant de t’envoyer tout en bas, fit-il avec un sourire. Allez, trente.

Parce qu’il était de bonne humeur. Et que de toute façon, l’adolescent allait probablement paniquer sa vie.

Quelques minutes plus tôt, ç’aurait été un pari. En tout cas, Claunech n’aurait pas été certain à 100% qu’il y avait un aérokinésiste dans les parages. Il pouvait sentir les mouvements d’air et la manière dont ceux-ci étaient utilisés, mais pas repérer non plus la présence d’un « maître de l’air » si celui-ci était invisible. Il aurait donc pu se tromper, si le jeune homme qu’il avait déjà croisé n’était pas réapparut dans la tornade qu’il avait créé.

Ca avait peut-être été l’instant de « faiblesse » - ou de non-maîtrise - qu’il n’aurait pas dû avoir. Si Claunech n’avait rien remarqué du tout à ce moment-là, sans doute n’aurait-il pas tardé et qu’il se serait téléporté ailleurs. D’autant que le faucon s’en sortait bien et qu’il n’avait, manifestement, plus besoin de son aide.

Mais le démon s’était non seulement amusé quand même durant leur premier rencontre – il fallait dire que rencontrer un aérokinésiste bourré en pleine nuit, qui semblait en plus ne pas maîtriser vraiment ses pouvoirs ne se faisait pas tous les jours -, mais en plus, Claunech était quand même intrigué. S’il avait bien compris, le mutant – ou le sorcier, c’était toujours possible -, savait se transformer en air. C’était une évolution intéressante, il fallait l’avouer. Peut-être même que cette facette de son pouvoir était déjà latente quand il l’avait rencontré la première fois.

Quoi qu’il en soit, ses menaces semblaient quelque peu avoir motivé le garçon à réagir. A raison doute. Sous forme d’air, il ne craignait pas grand-chose, mais la part d’humain qui était en lui devait d’ores et déjà peu apprécier l’idée de tomber à nouveau vers le sol.

Aussi, Claunech vit le garçon se matérialiser devant lui avant de chuter de quelques mètres. Le démon retint un léger ricanement : il n’avait même pas besoin de l’aider pour qu’il tombe, il le faisait tout seul. Encore qu’il arrivait tout juste à l’ultimatum qu’il lui avait posé. A quelques secondes près, il lui aurait bien donné un petit coup de pouce.

Mais ultimatum ou non, Théophile semblait plus en état de lui dernière tête que la dernière fois. Bien. Cela voulait donc sans doute dire qu’il était désormais sobre et qu’il avait toute sa tête. Claunech n’allait pas s’en plaindre et mains dans les poches, il le regarda récupérer son bras, qui s’était de nouveau uni avec l’air qui les entourait.

En fait, ce qui était intéressant avec Théophile, c’était qu’il était plein de surprises. Et qu’il ne semblait pas démuni de ressources avec le vent autour de lui. Il tenta d’ailleurs de l’attaquer, sans doute mû par la colère, et si Claunech l’esquiva sans mal, il ne put pas éviter les paroles de l’aérokinésiste. Une enflure hein ? En même temps, c’était lui qui se trouvait toujours sur son chemin à un moment ou un autre. Il n’en pouvait rien si après, il jouait avec. Surtout que bon. Il n’était pas inintéressant comme humain.

Ce qui était un avantage pour lui… ou pas, ça dépendait du point de vue.

Quoi qu’il en soit, le mutant ne lui laissa pas le temps de rétorquer puisqu’il fit volte-face avec la ferme intention, probablement de partir vite fait bien fait. Mais Claunech ne put réprimer un sourire amusé lorsqu’il vit le garçon entre sa forme humaine et… aérienne, disons. Si on pouvait dire ça ainsi. Le plus gag, c’était qu’il ne semblait pas s’en être rendu compte, et le démon prit son pied à le rattraper via son pouvoir pour être devant lui, et ensuite lui indiquer du bras le reste de son corps.

- Dis, et son sourire s’accentua, tandis qu’il ramenait les mains derrière son dos, on ne t’a jamais dit que c’était une mauvaise idée d’être entre le vent et ta forme humaine ?

Le démon attendit que Théophile prenne conscience de ce qu’il voulait dire avant d’ajouter, sur un ton tranquille :

- Si tu restais bloqué ainsi, ce serait navrant.

Enfin, les humains feraient sans doute une crise cardiaque en le voyant et les démons pourraient trouver ça « intéressant ». Mais ca le serait beaucoup moins pour son propriétaire, en revanche.

- J’ai l’impression que chaque fois que je te rencontre, tu es en train de te battre pour maîtriser ton pouvoir. Pas que je me plaigne, mais je me demande ce que tu me sortiras la prochaine fois. C’est récent ? demanda-t-il d’un ton faussement détaché et faussement innocent, aussi.

En soi, sa question n’en était pas vraiment une. Il était évident que le jeune homme ne maîtrisait pas vraiment son pouvoir et qu’il avait donc dû apparaître il n’y a pas tellement longtemps. C’était ainsi plus une perche pour en apprendre davantage, et pour engager la conversation, aussi. Surtout qu’il ne cherchait pas vraiment à le faire tomber ou voler dans tous les sens ici. Mais il fallait dire qu’il avait un spectacle un petit peu original sous les yeux.

- Et si tu ne voulais que je te fasse rien, tu aurais dû simplement me déguerpir en me voyant, remarqua Claunech, ignorant quand même sa relation avec le corbeau. Encore que tu m’as l’air en meilleure forme que la dernière fois. Je n’aurais plus à chercher à te faire sentir le vent, on dirait.

Sa remarque fit visiblement quelque peu paniquer Théophile, et à raison sans doute. Quand on voyait ses membres disparaître et devenir invisibles, même si on les sentait toujours, cela restait quand même perturbant et il fallait peut-être des ners d’acier et une grande maîtrise de soi pour rester stoïque et ne rien montrer à son entourage.

Dans son cas, il était difficile pour Claunech d’intervenir. Et même s’il l’avait pu, il était probable qu’il se serait abstenu. Mettre son grain de sel dans une évolution de pouvoir n’aurait pas vraiment rendu service à Théophile, même si d’un autre côté, le démon ne s’intéressait pas vraiment à ses problèmes en aérokinésie. D’autre part, il préférait le laisser cette histoire seul, peut-être parce qu’il prenait les pouvoirs au sérieux quand même.

Il le laissa donc reprendre son corps entier sans faire plus de commentaire, et patiemment, il regarda le jeune homme lever les yeux au ciel. Comme quoi il ne se battait pas pour maîtriser son pouvoir, mais plus pour le découvrir. Et « malheureusement pour lui », à l’en croire, il n’avait pas filé assez vite.

Tellement dommage.

Claunech regarda l’oiseau – le corbeau qui était venu tantôt sur son bras – se poser sur la tête de l’adolescent et ce fut à ce moment-là qu’il fut sûr du lien de celui-ci avec Théo.

Au même moment où le mutant lui disait, quasiment sur la défensive, de le laisser tranquille. Mais Claunech l’écoutait plus d’une oreille distraite, et s’il le regarda quand il dit qu’il ne le sentait pas du tout, le démon rebondit directement en désignant le corbeau d’un signe de tête.

Presque comme si Théophile n’avait rien dit du tout, en fait, mais ce n’était pas grave.

- C’est pour cet oiseau que tu es intervenu face au faucon ? Parce que tu ne voulais pas qu’il l’attaque ?

Le démon le considéra un instant avant de reprendre la parole.

- Et tu croyais que j’allais lui faire du mal quand il est venu sur mon épaule ? demanda-t-il, toujours d’une voix un peu interrogative, bien qu’elle était légèrement amusée aussi. Je n’aurai pas empêché le faucon de l’attaquer, car je ne peux pas empêcher la nature de se faire, et ça aurait pu très bien être un oiseau solitaire. Mais les oiseaux appartiennent au ciel, et je préfère les voir comme des compagnons que des cibles à abattre.

Il s’interrompit un peu, avant de reprendre à nouveau.

- Et si tu voulais que ton oiseau s’éloigne de moi, tu aurais plutôt dû chercher à te matérialiser qu’à utiliser ton pouvoir, sachant que j’étais aérokinésiste. D’autres auraient pu en profiter plus largement.

Dans le mauvais sens du terme, bien sûr. Et en soi, Claunech aurait pu le faire aussi. Mais autant il avait déjà fait supplier des humains, autant il ne le faisait pas de manière systématique non plus. Théophile l’amusait et ne l’agaçait pas assez pour qu’il s’en lasse au point de le « démolir » jusqu’au point de non-retour. Après, il n’hésitait pas à le provoquer, mais cela faisait partie du jeu aussi. C’aurait peut-être été différent s’il ne l’avait pas rencontré bourré lors de leur première rencontre.

Quoi qu’il en soit, il marqua cette fois une pause plus longue avant de repartir sur les dernières paroles du garçon.

- Et si ma tête ne te revient pas, je n’en peux rien. C’est toi aussi qui semblait au fond du trou à tomber tout seul vers la surface l’autre fois. Comment voulais-tu que je réagisse ?

Un sourire était venu apparaître sur ses lèvres, et il jeta un bref coup d’oeil au faucon. Il était toujours dans le coin, mais à dire qu’il s’approcherait d’eux, rien n’était moins sûr. Le corbeau était en sécurité, en tout cas, ce qui était peut-être le plus important – surtout pour Théophile.

- Du reste ne t’en fais. Je ne te chercherai des noises que si tu le cherches vraiment. Mais en tant qu’aérokinésiste, tu as un potentiel intéressant.

Et au moins était-il honnête, même si Claunech doutait que le mutant le prenne au mot.

- Tu es un sorcier ou un mutant ?

Claunech savait que les humains pouvaient s’attacher aux animaux : en mille ans, il avait eu allègrement le temps d’en faire l’expérience. Et de fait, il avait déjà rencontré des hommes qui, par exemple, qualifiaient leurs chiens comme leurs meilleurs amis. Il y en avait même qui gagatisaient sur leurs chats ou leurs animaux domestiques, une attitude que le démon avait certes observé mais qu’il ne valorisait pas vraiment.

Pas qu’il n’aimait pas les animaux, il les appréciait plutôt bien. Devenir plutôt débile ou obsédé par eux, en revanche, quitte à laisser devenir des rois dans leur domicile… Il allait laisser ça aux humains.

Théophile, par contre, n’était ni débile ni obsédé par son oiseau. Enfin, il y tenait, semblait-il, mais quand même dans un plus sain équilibre. Qu’il qualifie donc son corbeau comme son « meilleur ami » amena le bookmaker à se demander s’il avait vraiment de bonnes relations avec les membres de son entourage, mais vu le contexte, il n’était pas des plus faciles d’amener la question.

Et même, Claunech n’était pas sûr que le jeune homme prenne le temps d’y répondre.

Celui-ci, d’ailleurs, embrayait sur le fait qu’il aurait pu « s’y prendre autrement que le secouer dans tous les sens », et le démon retint un sourire. Il n’était pas sa maman, il n’avait pas à y aller dans la dentelle. Après, il fallait admettre qu’il aurait pu s’y prendre de diverses façons. Et peut-être que lui parler sans utiliser son pouvoir aurait pu changer les choses, au moins dans la vision de Théophile à son égard. Mais ce qui était fait était fait, et de toute façon, Claunech ne regrettait pas vraiment ses choix.

Par contre, Théophile ne semblait pas avoir vraiment apprécié ses paroles ni ses méthodes d’ailleurs. Et pour cause, il refusait de lui dire ce qu’il était. En un sens, cela ne dérangeait pas Claunech : au bout du compte, entre sorcier et mutant, il finirait bien par trouver.

Il réagit néanmoins aux paroles de l’aérokinésiste quand celui-ci lui prêtait apparemment tous les torts du monde. Bon, c’était un peu beaucoup vrai. Mais pas totalement non plus et Claunech haussa un sourcil.

- Je n’ai pas besoin de te tourner en bourrique, tu le fais tout seul.

Il n’allait peut-être pas s’arrêter là, où l’aérokinésiste risquait de lui gueuler dessus.

- Tu as un potentiel intéressant, c’est vrai. Mais je te rappelle que c’est toi, et Claunech insista bien sur le mot, qui était mort soul le jour où on s’est rencontré. C’est toi qui est tombé comme une flèche sur le sol avant que je ne rattrape. Et c’est toi qui ne maîtrisais pas non plus ton don et qui stagnais tout seul dans les airs. Du reste, si je veux bien reconnaître que j’ai peut-être été brutal, (juste un peu, et pour montrer sa bonne foi, Claunech retint une moue ironique), c’est encore toi qui refusais d’entendre quoi que ce soit pour récupérer la maîtrise de ton don.

Il ne mentait pas. Certes, il l’avait descendu de la manière forte, puisque Théophile voulait descendre et rejoindre la terre ferme. Mais dans ce cas-là, outre le fait qu’il avait été agacé par son attitude, il avait aussi espéré que ce soit un petit détonateur. Ca n’avait pas été le cas, mais qui ne tentait rien n’avait rien après tout. Puis, il l’avait trimballé à droite à gauche… Mais il était aussi arrivé une fois – une seule – où le démon l’avait pris par le main avant de le faire aller à une vitesse digne des aérokinésistes.

Et là, ça avait été mieux.
Une grande minute, disons.
Après, Théophile s’était bloqué de nouveau.

- Quant à ce qu’il s’est passé ici, et Claunech suivit Théophile si jamais il voulait partir sans plus l’écouter, c’est toi qui m’a sauté dessus sous ta forme aérienne sans réfléchir. Et ne va pas me dire que j’aurais dû me douter que tu étais dans le vent de ma tornade. De toute manière, tu aurais dû savoir te protéger.

Il pensait plus à quelqu’un d’invisible, à dire vrai. Après, ça avait été assez amusant. Même si ça l’était moins pour Théophile peut-être.

Quoi qu’il en soit, Claunech devança l’aérokinésiste et bloqua son chemin en se mettant devant lui.

- De toute façon, ne me dis pas que tu comptes rejoindre la terre ferme maintenant. Partir alors que tu ne maîtrises pas ton pouvoir pourrait être dangereux pour toi comme ceux qui t’entourent, surtout si tu alternes sans cesse entre l’air et la matérialité de ton corps. Il suffit de penser à ce qui pourrait arriver à ton oiseau s’il venait à être près de toi pendant que tu te transformerais.

Ici, ils étaient dans le ciel. Suffisamment hauts pour que personne ne les dérange et suffisamment libres pour avoir tout l’espace nécessaire pour jouer avec le vent. Mais il ne fallait pas que ce soit lui qui lui propose de rester. Non seulement Théophile risquait de se rebiffer, mais en plus, ce serait peut-être plus facile si le mutant prenait cette décision tout seul.

- Je ne te retiendrai pas pour fuir, mais ce serait plutôt irresponsable de ta part, lâcha-t-il tranquillement.

Quant à Max, il était encore suffisamment en forme, et le faucon ne représentait plus une menace, maintenant.

S’il y eut peut-être un léger blanc après ses paroles, Claunech ne craignait pas vraiment que Théophile soit pris de court par ses paroles. Le jeune homme semblait têtu, pour commencer, et le démon doutait que l’aérokinésiste lui laisserait le dernier mot. En un sens, il eut raison puisque le sorcier lui précisa qu’il ne comptait pas revenir au sol. Il voulait plutôt augmenter son « périmètre de sécurité » et « trouver un bout de ciel où il ne serait pas ».

Il était vrai que le ciel était assez grand pour contenir deux personnes ; même pour ce qui concernait Jacskonville, il y avait assez de place pour ne pas se marcher sur les pieds. Pour ce qui était du périmètre de sécurité… Il fallait dire ce qui était, Théophile aurait sans doute du mal à en instaurer un s’il était dans les parages. Surtout sachant que bon… Il avait la téléportation ? Ce serait facile pour le démon d’aller là où il le voulait ; après, quant à révéler sa vraie nature, Claunech n’était pas vraiment sûr d’en avoir envie. A certains humains, il le faisait, simplement parce qu’ils ne méritaient pas son respect, ou encore pour qu’ils se rendent compte que les pactes, ce n’était pas forcément un jeu. Ca les faisait souvent réfléchir à deux fois, et bien souvent, Claunech avait vu de la peur dans leurs yeux, mais pour Théophile… Il l’amusait suffisamment pour qu’il ne dise rien pour le moment. Puis, cette autre facette de son pouvoir était intéressante, assez pour qu’il voie ce que cela pourrait  donner.

Quoi qu’il en soit, Théophile n’avait vraiment pas envie de rester auprès de lui, cela même s’il lui reconnut qu’il n’était peut-être pas des plus sobres à leur première rencontre. Hum. Peut-être qu’il devrait peut-être lui dire directement pour la téléportation, histoire de lui couper tous ses espoirs ?

- Mais toi tu m'as arrêté et après tu m'as menacé. Tu as aussi mis en danger mon meilleur ami.

- Peut-être, mais je ne me doutais pas vraiment qu’il était à toi, fit Claunech tranquillement, ne se sentait pas coupable le moins du monde. Si le sorcier savait qu’il avait fait bien pire que laisser un faucon attaquer un oiseau, Théophile serait sans doute parti en courant.Ca aurait pu être un volatile quelconque comme tous ceux qu’on rencontre en ville. Et foncer sur moi, même sous ta forme d’air, n’était peut-être pas le meilleur moyen pour récupérer ton oiseau. Surtout avec mes pouvoirs.

Ou l’un d’entre eux en tout cas.

Quoi qu’il en soit, son « meilleur ami » en date semblait n’avoir cure de leur conversation, puisqu’il s’envolait légèrement en regardant l’aérokinésiste. Celui-ci dut comprendre s’en mal qu’il voulait voler, et il le laissa voler.

C’était quand même fou à quel point les humains pouvaient s’attacher si vite, même à des animaux. Cela pouvait peut-être leur donner de la force ou du courage – voire de l’intrépidité dans le cas de Théophile un peu plus tôt – mais c’était aussi l’une de leurs faiblesses. Il aurait sans doute simplement fallu qu’il fasse vraiment du mal au corbeau pour que Théophile s’énerve vraiment, ce qui, sur certains côtés, le rendait un peu prévisible. A ce niveau-là, certains démons se seraient bien amusés.

- Alors est ce que je peux trouver un endroit où tu n'y seras pas ou tu vas me tenir la jambe ?

Cette fois, Claunech ne retint pas son sourire, tandis qu’il désignait la jambe de Théo au même moment où celui-ci devait se rendre compte qu’elle n’était que de l’air.

- Hum, je crois que ça va être difficile. Mais si tu veux, c’est toujours envisageable, ricana-t-il.

Disons qu’il suffisait juste d’attendre que son corps reprenne son apparence normale… Mais ce ne serait pas tenable si Théophile changeait de manière permanente. Ou c’était lui qui maîtriserait son pouvoir, ou c’était son don qui allait finalement l’épuiser sans qu’il puisse y faire quoi que ce soit.

- Je te propose un deal. Si tu arrives à reprendre ta forme d’air complètement, et à filer d’ici sans que je ne puisse plus t’apercevoir d’où je suis, je ne te suis pas et je retourne à mes affaires. Et il en va de même si tu arrives à retrouver totalement l’usage de ton corps sans qu’il se transforme en air pendant, disons, dix minutes.

Ou cinq, c’était à voir. Mais dix, c’était bien, pour voir s’il avait vraiment repris le contrôle sur son don, et puis, pour l’ennuyer aussi un peu un minimum s’il en avait l’occasion, il fallait le dire.

Ce que Claunech proposait, par contre, n’était pas un contrat. « Juste » un marché, si on pouvait dire ça ainsi, mais qui ne faisait pas appel à ses pouvoirs de démon.

- Et en attendant, continua Claunech, toujours sur un ton tranquille, tu essaies d’en apprendre plus sur ton don et de mieux gérer… ça.

Il s’interrompit avant de lancer une question :

- D’ailleurs, tu t’es déjà retrouvé dans cette situation où tu ne contrôlais plus grand-chose ?